Une multiplicité d’acteurs, une absence de coordination
L’aide publique au développement (APD) en Afrique subsaharienne mobilise de nombreux acteurs :
Les bailleurs multilatéraux (Banque mondiale, FMI, Union européenne, Nations Unies, banques régionales de développement) représentent à eux seuls 30 % de l’aide publique,
L’aide bilatérale, gérée par les États,
Les ONG, extrêmement variées, allant de grandes structures internationales comme Oxfam ou Care à de petites associations locales.
Pourtant, aucune coordination sérieuse n’existe — et n’est même envisagée — entre ces acteurs. Chacun agit selon ses propres intérêts : politiques, économiques, idéologiques ou stratégiques. L’Afrique subsaharienne devient alors un miroir des affrontements idéologiques mondiaux : entre social-démocratie dans l’espace francophone et libéralisme extrême dans des pays comme la Zambie où l’accès à l’école publique est payant.
Un terrain d’influences et d’inégalités croissantes
Au cours de mes 13 années de missions pour des ONG et la Commission européenne en Afrique subsaharienne, j’ai pu constater dès mes premiers séjours à quel point ces luttes d’influence entre opérateurs extérieurs, tous officiellement engagés pour le développement, ont contribué :
à l’aggravation de la pauvreté des populations,
et à l’enrichissement d’élites politiques locales.
Une efficacité en question après 60 ans d’aide
L’aide publique au développement s’est déroulée en quatre grandes phases historiques, et nous entrons dans une cinquième. Pourtant, malgré 60 ans d’efforts, la pauvreté reste massive. En 2005, plus de la moitié de la population mondiale vivait encore dans la pauvreté, soit plus de 3 milliards d’individus.
Les crises internationales de 2008 n’ont fait qu’aggraver cette situation, notamment pour les plus vulnérables. Il est alors légitime de s’interroger sur l’efficacité réelle de l’APD dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités.
Des intérêts nationaux à l’axe est-ouest émergent
Historiquement, l’APD reposait sur un axe nord-sud : les pays développés du Nord finançaient des projets dans les pays en développement du Sud. Cette logique, définie par les institutions de Bretton Woods (Banque mondiale, FMI), était dominée par les cinq grandes puissances de l’après-guerre (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni).
Aujourd’hui, cet axe est silencieusement remis en question. Un nouvel axe est-ouest émerge, de la Chine au Brésil, en passant par l’Afrique. Il repose sur des relations économiques plus directes, d’égal à égal, sans l’héritage néocolonial qui pèse encore sur les relations Nord-Sud. Cela n’annule pas les règles anciennes, mais les superpose à de nouvelles dynamiques.
L’aide détournée : corruption et effondrement des indicateurs sociaux
Dans les pays africains riches en ressources, on observe une surenchère entre gouvernements pour se vendre au plus offrant. L’aide internationale devient alors un levier de corruption, et non un outil de développement.
Les indicateurs sociaux tels que l’éducation et la santé se détériorent, malgré des flux d’aide importants. En Afrique subsaharienne :
Le taux de pauvreté n’a pas diminué depuis 25 ans (environ 50 %),
Le nombre de personnes vivant avec moins de 0,70 $/jour est passé de 200 à 380 millions,
En 2015, un tiers du milliard de pauvres dans le monde habitera cette région.
Trois défis majeurs identifiés
Les difficultés de l’APD en Afrique subsaharienne sont nombreuses, mais bien connues :
Les intérêts nationaux, qui biaisent les choix de financement,
Le manque d’expérience de certains bailleurs, causant des surcoûts (ex. : l’Union européenne),
Le manque de coordination, souvent volontaire.
Des leviers d’action : conscience, intégration, coordination
Face à ce constat, trois axes de réflexion doivent être explorés :
1. Élever le niveau de conscience
L’aide au développement devrait viser des objectifs humanistes, comme la réduction des inégalités par la redistribution des richesses (argent, savoirs, ressources). Mais cela reste un idéal lointain.
Un objectif plus réaliste serait de viser une meilleure égalité politique, économique et sociale, dans une logique de stabilité. Car sans action, les tensions sociales ne feront que croître, freinant la croissance mondiale. Les États-nations pourraient être amenés à céder une partie de leur pouvoir pour garantir la paix sociale et maintenir l’accès aux marchés.
Il est également possible que l’État-nation ne soit plus le bon niveau d’intervention. En deçà, les régions ; au-delà, les organisations internationales. Ces deux niveaux pourraient mieux dépasser les intérêts nationaux, souvent générateurs de conflits.
2. Renforcer l’intégration internationale et locale
À l’échelle mondiale, les pays émergents doivent être mieux intégrés et plus représentés dans les institutions internationales (ONU, FMI, Banque mondiale). Cela implique une réforme en profondeur : plus de démocratie, de transparence, de simplification et de systèmes d’arbitrage politique.
À l’échelle locale, un équilibre reste à trouver entre les susceptibilités politiques et l’accès direct de l’aide aux populations. Des innovations émergent, comme les systèmes de e-gouvernance (Tunisie, Burkina Faso, Bénin), permettant une participation plus active des citoyens aux décisions locales.
Ces deux formes d’intégration convergent vers une meilleure transparence, tant au niveau international que local.
3. Organiser une véritable coordination
La coordination entre les acteurs du développement est cruciale pour :
Réduire les coûts en mutualisant les systèmes de distribution via des organisations internationales plus démocratiques et indépendantes,
Intégrer les ONG, qui opèrent au plus près des populations et selon des principes souvent plus agiles que les agences multilatérales.
Certaines ONG disposent d’un véritable savoir-faire et méritent d’être pleinement intégrées dans les stratégies d’aide, à condition que des mécanismes de contrôle et d’évaluation indépendants soient mis en place (audits, évaluations externes).
Conclusion : un monde en mutation à structurer ensemble
Le monde n’est pas plus complexe qu’hier — il est plus visible, plus connecté, plus conscient. Les individus ont accès à davantage de savoirs, créent plus de liens, s’organisent différemment. C’est ce qui donne l’impression d’un chaos croissant.
Mais ce chaos est aussi le terreau d’un nouvel ordre, de nouvelles règles du jeu. C’est à nous, acteurs du développement, décideurs, citoyens, de modeler ce monde en émergence, avec lucidité, responsabilité et vision.