Aurait-on différentes sortes de conscience?
Lors des chapitres précédents nous avons abordé un certain nombre d’aspects de la conscience. Nous sommes partis de nos propres intuitions et nous allons maintenant étudier les théories avancées par les chercheurs à partir de leurs propres intuitions. Cette section traitera des principales qualités des différentes sortes de conscience, telle qu’exprimées par les chercheurs contemporains.
Accès à la conscience
Block (1991) distingue deux types de conscience ou au moins deux phénomènes distincts auquel le mot conscience nous renverrait. Le premier est ce qu’il appelle l’accès à la conscience, c’est-à-dire les expériences conscientes spécifiques permettant l’accès à l’information à partir de différents processus mentaux, dont les comptes rendus verbaux. Si, par exemple, en raisonnant sur un problème, j’expose à une autre personne mon raisonnement, mon compte-rendu va révéler quelque chose au sujet de la façon dont j’accède à ma conscience, de mes prises de conscience, ceci impliquant l’accès à l’information au sujet de ma propre façon de raisonner. Par exemple encore, en jouant aux mots croisés, je peux indiquer que je suis en train de penser à une anagramme pour une définition particulière. Je peux parler à voix haute des lettres que j’utilise et comment je vais les agencer. Ces comptes rendus sont les preuves que j’ai un accès conscient au processus qui permet de résoudre des mots croisés. Naturellement il peut y avoir un moment où la solution vient sous forme de flash intérieur, ce qui est une autre façon de dire que je n’ai pas un accès conscient au processus permettant d’arriver à la solution.
Ces comptes rendus verbaux sont des techniques fondées sur l’analyse de protocoles (Ericsson et Simon, 1980) : les personnes sont encouragées à faire des comptes rendus à haute voix alors qu’ils effectuent une tâche, et leurs exposés conscients sont pris comme preuve des processus impliqués. Young et Block (1996) suggèrent que nous sommes conscients ou que nous accédons la conscience que ce soit quand nous pensons à un état mental, quand nous décrivons son contenu, et que nous l’utilisons pour guider une action. Cette définition pourrait être étendue pour y inclure les émotions et les mémoires car les actes de reconnaissance et de souvenirs impliquent aussi un accès à la conscience ; Tout comme la perception lorsque nous sommes conscients d’accéder à une information perceptuelle sur notre environnement.
La perception peut être consciente ou non consciente. La perception consciente est définie en termes de prise de conscience d’aspects de notre environnement grâce à l’intégration de connaissances stockées et d’informations sensorielles. La perception consciente est un moyen d’accès à la conscience. Dans la perception consciente, nous accédons à l’information dérivée de notre perception du monde. Ainsi vous pouvez faire des comptes rendus verbaux de ce que vous voyez et les comparer à ceux des autres. Les comptes rendus peuvent être différents. Mais tout cela prouve l’accès à nos perceptions.
La conscience semble permettre un accès à la même information à d’autres processus mentaux : Être conscient de l’arbuste derrière ma fenêtre me permet d’identifier l’objet, de raisonner et de communiquer à son sujet.
La conscience phénoménale
Le deuxième type de conscience évoquée par Block, la conscience phénoménale, est l’aspect de la conscience dont nous avons déjà parlé quand nous nous évoquions les « sentiments diffus », sensations ou impressions. Pour comprendre ce qu’est la conscience phénoménale, imaginez que vous êtes en train de savourer une tasse de café. Votre expérience consciente peut être décrite en termes d’informations auxquelles vous avez accès, vos perceptions vous fournissant assez d’informations pour reconnaître le liquide comme étant du café. Selon la façon dont vous prenez votre café, vous serez aussi capables de distinguer le goût du lait ou du sucre. Vous pourrez évaluer sa température, même grossièrement. Si vous êtes plus expérimentés que moi, vous pourrez peut-être même être capable de reconnaitre l’origine du café utilisé.
Toutefois la conscience phénoménale va au-delà de ce type d’informations. Elle englobe l’expérience ou le sentiment de goûter un café. Nagel (1974) dans un article intitulé ‘quelle impression cela fait-il d’être une chauvesouris » explique ce qu’est la conscience phénoménale : si un organisme est conscient, alors il doit savoir ce que cela fait d’être cet organisme. Si une chauve-souris est consciente, alors doit y avoir quelque chose qui est comme être une chauve-souris. La position de Nagel nous aide à résoudre quelques-uns des problèmes impliqués dans l’exemple du café. Pour comprendre notre expérience consciente de goûter du café, nous devrions être capables de décrire ce qui est comme goûter du café, une information qui peut être obtenue de multiples façons. Par exemple, la température peut être mesurée grâce un thermomètre. Nous pouvons voir si du lait est mélangé au café ou non. Mais toutes ces informations peuvent être obtenues sans goûter au café et donc cela ne nous aide pas à comprendre l’expérience de goûter le café. D’après Nagel, cela ne nous dit rien sur ce qu’est l’expérience ou la sensation de goûter du café.
Conscience et contrôle
Young et Block distinguent ces deux types de conscience, l’accès à la conscience et la conscience phénoménale, de deux autres types de conscience : la conscience pilote et la conscience de soi. La conscience contrôlant se réfère à l’expérience consciente qui surgit à partir de la réflexion sur ses propres actions et états mentaux. Cette forme de conscience nous autorise à contrôler notre propre état mental et peut-être à agir quand le résultat du contrôle fait apparaitre des dérives par rapport au but initial. Même la simple action de désemballer un bonbon et le porter à votre bouche suppose une forme de contrôle. Habituellement nous prenons ce contrôle pour acquis, et c’est seulement quand quelque chose ne va pas que nous nous disons qu’il aurait fallu contrôler les choses d’un peu plus près.
James Reason écrivit un journal sur les erreurs que nous commettons quotidiennement. Il demanda à des participants d’écrire chaque fois qu’il faisait une erreur lors d’une action quelconque. Il constata alors qu’un certain nombre d’erreurs étaient attribuables à un manque de contrôle (Reason, 1979). L’un des participants rapporta : « enlever l’emballage du bonbon, mettre le papier dans ma bouche et jeter le bonbon à la poubelle ». Une autre écrivit : « quand je pars au travail le matin, j’ai l’habitude de donner de biscuits à mon chien et mettre des boucles d’oreilles devant le miroir du couloir. Un matin j’ai jeté les boucles d’oreilles au chien et je me suis vue en train d’essayer d’attacher un biscuit pour chien à mes oreilles ». Un autre rapporta aussi : » j’étais sur le point d’entrer dans ma baignoire quand je découvris que j’étais encore habillé ».
ieLes explications de ces erreurs pour Reason reposent sur une distinction entre deux sortes de processus mentaux : d’abord l’attention et le fait que même les processus automatiques nécessitent des ressources cognitives. Pour Reason, les séquences complexes d’action contiennent probablement des processus largement automatisés. Toutefois pour exécuter les séquences correctement, il suggère qu’à certains points, la façon de procéder aux séquences doit être contrôlée, peut-être pour choisir entre deux processus automatiques. C’est alors que l’attention ou le contrôle conscient de la séquence des actions est nécessaire.
Le manque de pilotage conscient peut aussi être constaté chez les patients souffrants d’anosognosie, une incapacité à reconnaître sa propre maladie ou handicap. Damasio décrit l’un de ses patients, DJ, totalement paralysée du côté gauche. Bien qu’elle soit incapable de bouger son bras et sa main gauche, elle disait qu’elle était en parfaite santé et n’avait aucun handicap. Des doutes apparaissaient seulement quand on lui demandait de bouger son bras et qu’elle se trouvait incapable de le faire. Elle disait alors que ‘ce bras ne bougeait pas beaucoup par lui-même’ (Damasio, 19 99). Dans des cas comme celui-ci, les patients semblent bloquer certains aspects de leur conscience ; leur capacité consciente de pilotage de leur comportement corporel semble diminuée.
Conscience de soi
Young et block (1996) introduisirent un quatrième type de conscience, la conscience de soi, une forme de conscience qui implique un concept du ‘Moi’ et son utilisation dans la pensée et la réflexion sur soi-même. La conscience de soi implique non seulement la conscience de soi ici et maintenant, mais aussi dans le passé et le futur. Elle suggère ainsi un sens très large de la prise de conscience, un sens qui englobe une approche autobiographique du Moi. Sans surprise, les cas d’amnésie pendant lesquels la mémoire autobiographique est interrompue soulignent quelques aspects de la conscience de Soi. Nous avons exposé le cas du patient DT de Damasio qui vécut une amnésie temporaire après avoir subi une blessure à la tête. Après l’accident, DT se montra agité et perdu et ne paraissait plus savoir qui il était. Citons aussi le cas de HM qui ne fut plus capable de former de nouveaux souvenirs à long terme après une opération pour épilepsie ce qui eut des conséquences majeures pour son sens du Moi. Même âgé, il croyait être un jeune homme et pensait que ses amis et sa famille qui étaient morts, étaient toujours vivants. Apparemment son identité s’était figée au moment de l’opération quand il avait 25 ans (Carter, 1998).
L’asomatognosie donne aussi une idée de ce qui peut être impliqué dans la conscience de Soi. Il s’agit d’un état dans lequel le patient semble incapable de reconnaître son propre corps et, plus curieusement, incapable de reconnaître même qu’il a un corps. Damasio décrit la patiente LB qui expérimenta des épisodes de cette maladie après avoir subi un arrêt cardiaque. Pendant l’un de ces épisodes, LB fut apparemment incapable de sentir son corps, bien que son esprit soit alerte et actif. Bien qu’elle puisse se pincer, elle ne ressentait rien sur le moment bien que le ressenti revienne après quelques minutes. Elle exposa également un autre épisode de la façon suivante : ‘je n’ai pas perdu le sens d’être, mais juste mon corps’ (Damasio, 1999). LB avait apparemment perdu la conscience d’avoir un corps, le sens d’avoir un Moi incarné. En fait, DT n’avait pas exactement perdu ce sens. Mais elle semblait plutôt avoir perdu un sens de sa propre autobiographie. Peut-être y a-t-il différentes sortes de conscience de Soi ou différentes sortes de Moi.
Un cadre pour étudier la conscience
Les quatre types de conscience que je viens d’exposer de s’accordent parfaitement avec les quelques thèmes que nous avons abordés intuitivement dans le chapitre précédent. Par exemple, nous avons exploré l’importance du langage et la mémoire. Nous avons aussi parlé du fait que nos descriptions de la conscience étaient dominées par les descriptions des objets dont nous avons conscience. Avec les recherches de Block, nous avons décrit comment l’accès à la conscience survient partir de la perception et la mémoire comme démontré par les comptes rendus verbaux. Nous avons aussi étudié quelque chose qui est beaucoup plus difficile à décrire : le processus d’expérimentation des ressentis. Nous avons aussi essayé de décrire la conscience phénoménale et définir ce que cela pourrait être d’avoir conscience de quelque chose (ce qui fut surtout étudié par la phénoménologie).
Ces différents types de conscience nous permettent de mieux comprendre quelques cas de la vie réelle que nous avons examinés. Durant les épisodes de somnambulisme, comme celui de Ken Parkes, nous pouvons maintenant dire qu’il n’y a probablement aucun accès à la conscience ni à la conscience de Soi. Il y aurait toutefois une forme de pilotage par la conscience, sinon il serait impossible d’expliquer des séquences d’actions complexes. Bien que nous ne puissions faire que des hypothèses sur la conscience phénoménale de Ken Parkes, nous reviendrons à cette question à la fin de cette étude sur la conscience. Les cas de vision aveugle sont peut-être les exemples plus parlants de la conscience phénoménale, car il y a un certain accès à la conscience. Les patients ne sont pas conscients de voir certains stimuli visuels, mais peuvent, sous certaines circonstances, indiquer leur présence. Enfin l’amnésie post traumatique semble impliquer une sorte différente d’empêchement bien que tout semble indiquer qu’à ce niveau, le patient ait accès à toutes les formes de conscience sauf à la conscience de Soi.
Une conséquence offerte par ce cadre constitué par quatre formes de conscience est qu’une théorie globale de la conscience devra expliquer différentes sortes de phénomènes. En fait, quand nous étudions quelques théories spécifiques, nous pouvons constater qu’elles expliquent seulement quelques aspects de la conscience. Ainsi, puisqu’il existe différents types de conscience, la question qui se pose est de savoir si une seule théorie peut proposer une explication globale applicable à tous les cas.